L’Expo la plus intrigante du premier semestre de l’année 2024
Une grande partie des expositions parisiennes focalise l’attention du visiteur potentiel sur un nom d’artiste, ou un courant artistique voire sur un seule oeuvre.
L’exposition qui se tient actuellement à l’Institut Goethe est différente et donc … déroutante à plus d’un titre.
Parlons justement du titre :« THE NEXT RENAISSANCE, LE GOÛT DE L’INVISIBLE »
On serait donc sur « …une promesse de nouvelle Renaissance qui reposerait sur cette idée – forgée au début de l’Époque moderne – que l’art, la science et la technologie s’associeraient pour former un seul univers de création du monde. »
Anett Holzheid, commissaire de l’exposition
En effet, les sciences phares de la Renaissance européenne, à savoir les mathématiques, l’optique, l’anatomie, l’astronomie et la navigation ont aujourd’hui cédé leur place entre autres à la médecine, la biochimie, l’informatique et l’Intelligence artificielle.
Et les quatorze artistes des médias présentant leurs œuvres dans cette exposition possèdent tou·te·s une formation scientifique ou coopèrent avec des spécialistes de ces disciplines.
Compréhension du monde et explication cartésienne seraient donc les maîtres mots de cette expo?
Pas seulement puisque le sous-titre, « LE GOÛT DE L’INVISIBLE » nous renvoie à autre chose.
D’autant que THE NEXT RENAISSANCE fait également référence au titre d’une peinture de paysage du peintre surréaliste belge René Magritte.
Cette complexité paradoxale se déploie à travers les projets artistiques de l’exposition THE NEXT RENAISSANCE qui démontrent comment elle peut être abordées de manière créative.
Focus sur une sélection faite parmi les 14 projets exposés
ZBYNĚK BALADRÁN, MODEL OF THE UNIVERSE, 2009
Vidéo, couleur, son, 2’46 » min.
Cette œuvre vidéo, qui ouvre l’exposition THE NEXT RENAISSANCE, est un point d’entrée inspirant, à la fois de contemplation et d’autoréflexion ironique.
« Je m’intéresse à une exposition en tant que modèle du monde »
Les premiers mots prononcés par l’artiste tchèque Zbyněk Baladrán dans sa vidéo semblent sortis du rêve d’un homme de la Renaissance ou de l’imagination littéraire d’un Jorge Luis Borges.
Les dessins schématiques créés par la main de l’artiste et l’énumération des disciplines impliquées dans la capture de la réalité confirment l’impossibilité d’une vision cohérente du monde et la compulsion de l’homme à créer des modèles.
La contradiction entre la multiplicité des signes, sans lesquels il n’y a ni communication ni orientation dans le monde, et la complexité des faits entraîne l’homme dans un flux constant de questions et de doutes et conduit au progrès incessant de la connaissance.
Malgré toute sa recherche philosophique, la vidéo ne manque pas d’humour.
L’artiste, qui symbolise l’humanité, ressemble à un troglodyte concevant des signes et des symboles rudimentaires. En tant que producteurs de mondes et architectes de la conscience humaine, les sciences et les arts oscillent entre la résolution contrôlée
de problèmes et l’horizon ouvert de l’inexploré.
THIJS BIERSTEKER, VOICE OF NATURE, 2024
Cadre numérique, plastique recyclé, capteurs de mesure des composés organiques condensables (COV), CO2, température, humidité
VOICE OF NATURE est une œuvre d’art spécifique à un site de visualisation de données, consacrée aux processus de vie des arbres en période de changement climatique.
Le protagoniste de cette œuvre est le marronnier d’Inde qui pousse dans la cour du Goethe-Institut de Paris depuis près de 140 ans.
Des capteurs placés sur l’arbre et dans la zone environnante recueillent des données sur la circonférence de l’arbre, les conditions de température, la teneur en dioxyde de carbone de l’air, l’humidité et les niveaux de luminosité. Les changements sont visualisés en temps réel. Ces données illustrent la vitalité interactive de l’arbre.
Basée sur les cernes annuels des arbres, qui montrent les changements à long terme du métabolisme, l’œuvre d’art médiatique génère des cernes numériques toutes les secondes.
L’artiste Thijs Biersteker considère également l’œuvre comme une sorte de «stéthoscope» qui exprime une attitude d’inquiétude et de soins à l’égard de l’arbre. (Dans un contexte médical, le médecin utilise cet appareil pour écouter les sons internes du corps humain afin de contrôler le cœur et les poumons. Dans le langage poétique de la vie urbaine quotidienne, le parc d’une ville est appelé « poumon vert », un poumon qui nous maintient en bonne santé.)
JEAN PAINLEVÉ, DIATOMÉES, 1968–1973
Le film de Jean Painlevé et Geneviève Hamon sur les diatomées est un exemple frappant de l’interaction entre la science, l’art et la transmission des connaissances.
Il offre un aperçu de la vie des organismes unicellulaires, présenté sous la forme d’images fascinantes obtenues à l’aide du tout nouveau microscope ultramicroscopique.
Les micro-organismes visualisés font l’objet d’un dialogue entre Painlevé, le professeur, et un étudiant avide de connaissances.
Le résultat pour le spectateur d’aujourd’hui n’est pas seulement un rapport du passé sur l’anatomie, la physiologie, le comportement et l’écologie de cette espèce d’algue, le film met également en évidence le potentiel d’utilisation de l’algue. Sa coquille silicate, par exemple, est idéale pour produire des pigments de couleur, du vernis à verre, du dentifrice et de la dynamite.
L’étudiant tente de comprendre le monde inconnu des micro- organismes en le comparant au monde humain. À l’inverse, le point de vue de l’enseignant souligne à quel point les diatomées sont étranges et mystérieuses, et formule des questions inédites qui cherchent des réponses.
Cette attitude caractéristique du scientifique Painlevé l’a conduit à entrer en contact avec les artistes surréalistes. Tous deux partagent un intérêt marqué et une intuition pour toutes sortes de phénomènes étranges et de constellations inhabituelles. Ceci est exprimé dans le générique de début qui est accompagné d’une citation musicale de la chanson Pirate Jenny de l’Opéra de Quat’sous de Bertolt Brecht. Mais c’est surtout la composition sonore électroacoustique de Pierre Angles et Roger Lersy qui en témoigne. Née de l’esprit de la musique concrète, elle entraîne l’auditeur dans le riche monde intérieur d’un cosmos inconnu.
MANFRED P. KAGE, NEURONEN AUF CHIP REM 100-FACHE VERGRÖßERUNG, 2005
Image au microscope électronique à balayage
Manfred P. Kage était un passeur de frontières dans les domaines de l’art et de la science.
Il a commencé sa carrière en tant qu’ingénieur chimiste, a travaillé dans l’industrie optique, a étudié l’art et la philosophie, puis est devenu un photographe scientifique de renommée internationale.
L’intérêt de Kage pour les substances organiques et inorganiques qui ne peuvent être perçues à l’œil nu l’a conduit à la microphotographie scientifique, qui lui a permis de découvrir l’attrait esthétique stupéfiant de plus de 1 600 structures observables au microscope. Avec le physicien et auteur Herbert W. Franke, il invente le terme Science Art en 1966.
Kage radicalise la Nouvelle Vision, postulée par László Moholy-Nagy dans les années 1920 : «L’appareil photographique nous a offert des possibilités étonnantes que nous commençons à peine à évaluer. L’image visuelle s’est élargie et même l’objectif moderne n’est plus lié aux limites étroites de notre œil ».
«L’appareil», affirme Moholy-Nagy, « fournit une approche impartiale, telle que nos yeux, liés comme ils le sont aux lois de l’association, ne la donnent pas ». (1928)
La coopération de Kage avec le physiologiste Dieter G. Weiß et ses recherches sur la technologie des biosystèmes à l’université de Rostock ont abouti à des images au microscope électronique à balayage d’échantillons de laboratoire, comme le grossissement de 100 fois des neurones sur une puce électronique, qui ont servi à tester, par exemple, les réactions des cellules nerveuses aux produits pharmaceutiques.
DORCAS MÜLLER, STAMMBAUM DES NEUROCHIPS
Puces à semi-conducteurs et systèmes neuronaux
Les puces semi-conductrices et les systèmes neuronaux : STAMMBAUM DES NEUROCHIPS (Généalogie de la neuro-puce) de Dorcas Müller documente l’histoire scientifique de deux domaines de connaissance différents, soulevant une question épistémique implicite.
Son premier niveau remonte à 1990, se tournant vers l’avenir .
Depuis 30 ans maintenant, des chercheurs allemands étudient comment des connexions électriques directes peuvent interfacer entre des puces semi-conductrices et des systèmes neuronaux.
L’objectif à long terme de cette recherche est le développement de neuroprothèses.
Équiper les êtres humains d’outils et de technologies modifie la relation entre l’existence naturelle et culturelle de l’humanité avec chaque innovation majeure. Pour visualiser cette idée, l’artiste fait référence à l’œuvre de Ernst Haeckel, Stammbaum des Menschen (Généalogie de l’homme). Dans son Anthropogénie (1874), le partisan de l’évolution darwinienne expose une histoire évolutive complexe de l’humanité.
Depuis l’année 2000, une collection des premières neuro-puces unicellulaires et multicellulaires s’est formée, représentant les diverses étapes de l’hybridation évolutive entre l’homme et la technologie. 36 de ces neuro-puces forment le Stammbaum des Neurochips.
La logique de cette généalogie soulève la question : ces puces représentent-elles des possibilités médico-technologiques de restitution pour les personnes blessées, ou possèdent-elles un potentiel évolutif pour « Homo protheticus », atteignant un nouveau stade de l’évolution humaine ?
ZBYNĚK BALADRÁN DIDEROT’S DREAM, 2014
Vidéo, couleur, son, 13’28 » min.
Le film essai de Zbyněk Baladrán est l’œuvre finale marquant la fin du parcours de l’exposition.
Avec LE RÊVE DE DIDEROT, Baladrán approfondit les questions concernant la compréhension du monde, un sujet qu’il avait initialement abordé dans son œuvre MODÈLE DE L’UNIVERS.
S’inspirant des dialogues de Platon et des Lumières du XVIIIe siècle, une conversation écrite entre deux partenaires non identifiés a lieu. Les interlocuteurs spéculent sur des modes de cognition au-delà des connaissances prouvées, et finissent par se demander si toute conscience pourrait être un immense rêve. Le rêve humain est-il donc plus qu’un déni de la réalité ou peut-être un processus mental de production d’images qui ouvre la voie à la connaissance ?
La vidéo s’adresse aux spectateurs en tant que tiers possibles qui pourraient enrichir la conversation avec leurs réflexions et objections. Toute la pensée et la parole se déroulent sur fond d’un horizon cosmique nocturne sombre.
Le silence éternel de l’espace infini, qui terrifiait le savant du XVIIe siècle Blaise Pascal, est rempli d’un bruit de fond dans l’espace pictural de Baladrán. Le rayonnement cosmique de fond des premiers jours de l’univers – le Big Bang – se fond dans les sons de photographies brûlantes. Des motifs de la vague de migration de masse de 2014 apparaissent sur des supports d’images éphémères.
L’artiste a ajouté à la main des termes anthropologiques centraux: « tête» « jambes» « mains» «parole» « œil »…
Enregistrons- nous la désintégration des impressions dans la lumière éblouissante comme un mélancolique memento mori ?
Je vous l’avais bien dit, cette exposition est déroutante. Mais, incontestablement, elle vaut le détour et mérite que l’on s’y attarde.
INFOS PRATIQUES
THE NEXT RENAISSANCE. LE GÔUT DE L’INVISIBLE
du 13/05 au 27/08/2024
Goethe-Institut de Paris
17 avenue d’Iéna
75116 Paris
En coopération avec
ZKM | Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe
Commissaire de l’exposition Anett Holzheid
Avec des œuvres de Zbyněk Baladràn (Tchéquie), Thijs Biersteker (Pays-Bas), Michèle Boulogne (Pays-Bas), Thomas Feuerstein (Autriche), Linu Grönlund & Okku Nuutilainen (Finlande), Rafael Lozano-Hemmer (Canada),Manfred P. Kage (Allemagne), Egór Kraft (Autriche/Allemagne/Japon), Dorcas Müller (Allemagne), Joel Ong (Canada), Jean Painlevé (France), Helen Pynor (Australie) et Joel Sherwood-Spring (Australie)
À propos de Goethe-Institut
Le Goethe-Institut est l’institut culturel de la République fédérale d’Allemagne actif au niveau mondial. Il promeut la connaissance de la langue allemande à l’étranger et entretient des collaborations culturelles internationales. L’institut de Paris promeut la langue allemande, organise de nombreux événements culturels et dispose d’une importante bibliothèque. Dans le cadre de ses projets, il travaille en étroite collaboration avec des partenaires français et européens en mettant constamment le dialogue interculturel au premier plan. Son département culturel propose un large choix de manifestations dans les domaines du cinéma, des arts plastiques, de la musique, du théâtre, de la danse et de la littérature. Les débats qu’ils organisent sont l’occasion de discuter de thèmes d’actualité, traités sous un éclairage allemand, français ou européen.